Un article de Luc Gwiazdzinski, paru dans Vues sur la ville no 30

Source: http://www.futura-sciences.com
A la question banale du “temps qu’il fait” qui occupe une partie de nos conversations quotidiennes, nous pourrions susbstituer la complexité du questionnement sur le “temps qu’il est” dans nos vies et dans nos villes qui pourrait les enrichir.
Au delà de l’anecdote, on peut constater que le temps est longtemps resté le parent pauvre des réflexions sur le fonctionnement, l’aménagement ou le développement des villes et des territoires au bénéfice des infrastructures. Chercheurs, professionnels et politiques ont souvent abordé la ville comme une entité amputée, fonctionnant seize heures sur vingt-quatre et cinq jours sur sept. On a longtemps aménagé l’espace pour gagner du temps mais on a plus rarement fait l’inverse. Pourtant, les systèmes urbains ne sont pas figés. Ils évoluent selon des rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels, saisonniers ou séculaires, mais aussi en fonction d’évènements et d’usages difficiles à articuler. Les horaires et les calendriers d’activités des hommes et des organisations donnent le tempo, règlent l’occupation de l’espace et dessinent les limites de nos territoires vécus, maîtrisés ou aliénés. Mais les temps changent. L’évolution rapide de nos modes de vie nous oblige à changer de regard et à adopter le temps comme autre clé de lecture et d’écriture de nos villes.
Mutations rapides.
Les rythmes de nos vies et de nos cités se transforment sous l’effet de phénomènes concomitants : individualisation des comportements et abandon progressif des grands rythmes collectifs ; urbanisation généralisée ; tertiarisation ; diminution du temps de travail ; apparition d’un temps global, développement des TIC qui donnent l’illusion d’ubiquité à des individus qui veulent souvent tout, tout de suite, partout et sans effort. Plus globalement, la dictature de l’urgence, l’hypertrophie du présent et la survalorisation du passé s’accompagnent d’une incapacité à penser le futur et à se projeter pour construire notre avenir. Notre société semble malade du temps.
Nouveaux régimes.
Ces mutations ont transformé notre rapport à l’espace et au temps et fait exploser les cadres spatio-temporels classiques de la quotidienneté et les limites des territoires et calendriers d’usage. Unifiés par l’information, les hommes n’ont jamais vécu des temporalités aussi disloquées. A une concomitance des espaces et des temps a succédé un éclatement, une disjonction conjuguée à une nouvelle temporalité. La flexibilité généralisée des temps sociaux alliée à la diversification des pratiques à l’intérieur de chaque temps social dessinent de nouvelles « cartes du temps », de nouveaux régimes temporels différenciés selon les situations sociales, les sexes, les générations et les territoires.
Tensions.
Confrontés à cette désynchronisation, nos emplois du temps craquent. Chacun jongle avec le temps entre sa vie professionnelle, familiale et sociale, son travail et ses obligations quotidiennes. Face à la responsabilisation accrue et aux difficultés d’arbitrage, « la fatigue d’être soi » guette les plus fragiles. A d’autres échelles, les conflits se multiplient entre les individus, les groupes et les quartiers de la « ville polychronique » qui ne vivent plus au même rythme. Plus grave, de nouvelles inégalités apparaissent entre populations, organisations et territoires inégalement armés face à l’accélération et à la complexification des temps sociaux.
Premiers arrangements.
Confrontés à ces mutations les individus et les territoires s’organisent. Les politiques des temps de la ville nés en Italie dans les années 90 ont essaimé en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne et en France. Des outils d’observation et de négociation ont été élaborés, des expérimentations ont été lancées (horaires de services, transports, crèches…) et l’approche irrigue peu à peu d’autres politiques publiques. Partout les calendriers de nos « saisons urbaines » se noircissent « d’événements » qui permettent de « faire famille » ou « territoire » et de maintenir une illusion de lien social face à un quotidien éclaté. Quelques personnes craquent et décident de lâcher prise, d’autres plus nombreuses optent pour les loisirs lents (marche, yoga, jardinage, brocante…), chercheurs et essayistes font l’éloge de la lenteur alors que des réseaux comme Slow Food et Cittaslow se développent.
Nouvelles ambitions.
Au-delà de ces premières adaptations individuelles ou collectives, il est indispensable de passer à une approche chronotopique de la ville où le « chronotope » est défini comme « lieu de confluence de la dimension spatiale et de la dimension temporelle ». Nous devons prendre en compte les rythmes dans l’observation et l’aménagement et construire une « rythmanalyse », dont Henry Lefebvre avaient bien mesuré les enjeux et convoquer chorégraphes et musiciens à ces « danses de la ville ». Il est possible de concevoir un « urbanisme des temps » ou “chrono-urbanisme” défini comme « l’ensemble des plans, organisations des horaires, et actions cohérentes sur l’espace et le temps qui permettent l’organisation optimale des fonctions techniques, sociales et esthétiques de la ville pour une métropole plus humaine, accessible et hospitalière ». Dans une logique de développement durable, nous devons également réfléchir à un « urbanisme temporaire » qui s’intéresse aux modes d’occupation partiels des espaces et temps de la ville et aux « calendriers » et permette de coordonner les activités et d’assurer la polyvalence et la modularité des espaces autour de l’idée de « ville malléable », une cité durable que l’on pourrait façonner sans qu’elle se rompe. Ce nouvel urbanisme nécessite l’émergence de nouveaux professionnels, managers des temps, chargés de mettre en musique les rythmes de la ville et de trouver le bon tempo.
Obligation et opportunité.
L’approche temporelle est essentielle car elle renvoie à l’homme, à son vécu et à ses aspirations. Elle remet le citoyen au centre du débat et se situe au croisement des demandes actuelles de la population : qualité de la vie quotidienne, proximité, convivialité et démocratie participative. Elle oblige à oeuvrer collectivement en dépassant les barrières professionnelles, administratives ou géographiques. En mettant en place les conditions d’un débat public on peut espérer retrouver la maîtrise de nos temps de vie, échapper à la dictature de l’urgence, lutter contre les nouvelles inégalités sans renvoyer l’arbitrage sur les plus faibles. L’occasion est belle de reconquérir des marges de manoeuvre et de reprendre en main notre futur autour de choix tels que la qualité de la vie et le développement durable. En géographe, urbaniste, aménageur et futurs “temporalistes”, il serait bon de contredire Jules Lagneau et d’apprendre ensemble à “habiter le temps” selon la belle expression de feu Jean-Marie Tjibaou.
Luc Gwiazdzinski est géographe (Université Joseph Fourier, IGA, Pacte. Grenoble)
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